Interview de Enrique Martinez, CEO de Fnac Darty

Propos recueillis par Olivier Nifle, CCE

 

Olivier Nifle : Vous dirigez un groupe que l’on connaît peu. Pourtant vos marques sont fortes et populaires. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Enrique Martinez : Nous existons depuis 70 ans. 40 millions de consommateurs nous font confiance et sont très fidèles. On est client de la Fnac et de Darty de père en fils. Pourtant vous avez raison, notre groupe est encore jeune. Nous sommes cotés depuis 2016 et notre modèle combine trois marques fortes et distinctes que sont la Fnac bien sûr, Darty, et également Nature& Découvertes.

 

Si je vous demande la carte d’identité de votre groupe…
E. M. : Nous sommes un groupe qui a vocation à être le leader européen de la distribution spécialisée en Europe. Les clés de notre identité sont la qualité, le service et l’innovation. Le groupe c’est aussi 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, du jamais vu. Trois milliards viennent de la vente en ligne, du digital donc. Nous sommes une famille de 25 000 employés pour presque 1 000 magasins avec une présence forte en Europe occidentale et dans les pays francophones.

 

Vous vous définissez comme un distributeur. À l’origine, la Fnac est un vendeur de livres et un diffuseur de produits culturels. Le chemin est- il long entre ces deux pôles ?
E. M. : C’est plutôt le reflet de l’évolution mondiale de notre métier, où pour exister et grandir vous devez prendre en compte les enjeux de logistique et de distribution. Pour autant, nous n’oublions pas le produit. Nous couplons une distribution large avec un service client qui inclut des conseils et un abonnement de réparation personnalisés. Notre réseau WeFix est le second pilier de notre stratégie engagée en faveur de l’économie circulaire. C’est ainsi que nous venons de rejoindre le réseau de centres de services agréés Apple pour devenir le premier réparateur externe de leurs appareils.

 

Le milieu des années 2010 a été un tournant pour le groupe…
E. M. : Nous sommes une société cotée après avoir été long temps dans le giron du groupe Pinault. Celui-ci a voulu se recentrer sur le luxe et est sorti de notre capital en 2017. Nos actionnaires sont essentiellement français et allemands. En 2015 nous avons acquis Darty puis Nature & Découvertes un peu plus tard. Cela correspondait à un besoin d’augmenter notre taille. La distribution doit développer des effets d’échelle pour offrir aux consommateurs des prix compétitifs. De ce point de vue, Darty est très complémentaire, nous partageons les mêmes plateformes logistiques. Nous sommes ainsi devenus le leader de la vente de produits électroniques en France.

 

Vous êtes un groupe international, ce que l’on sait peu…
E. M. : Absolument. Nous sommes présents dans 13 pays avec deux axes forts que sont l’Europe occidentale et la francophonie. En dehors de la France, qui reste notre pays de référence, nous avons une très bonne pénétration en Belgique. Nous sommes également très implantés dans la péninsule ibérique et en Suisse. Nous venons d’ouvrir notre premier magasin à Dakar et sommes présents en Afrique francophone et également au Moyen-Orient.
Notre objectif principal reste de nous renforcer dans notre zone de présence. L’enjeu de taille est important pour pouvoir bénéficier d’économies d’échelle. Nous ne pouvons donc pas nous disperser. C’est par exemple la raison pour laquelle nous ne sommes pas restés au Brésil.

 

Pourtant cet enjeu de taille est moins pertinent pour vous dans les pays d’Afrique ?
E. M. : Vous avez raison, mais notre modèle est différent. Nous travaillons dans ces pays en franchise avec des entreprises bien implantées qui cherchent à monter en gamme. Nous joignons nos forces sur un intérêt commun.

 

Cela veut dire que votre mix produit est différent ?
E. M. : Oui et non. Oui, si l’on considère que nous adaptons notre offre en tenant compte du goût du public qui varie d’une aire culturelle à l’autre. Non, si nous prenons en considération notre stratégie et notre mix produit. Nous nous appuyons sur des groupes producteurs mondiaux, particulièrement dans l’électronique et l’électroménager. Concrètement nous ciblons un public plus urbain en Afrique, avec une proposition qui englobe produits culturels et produits techniques.

 

Qu’en est-il de vos implantations dans les pays du Moyen-Orient qui ne sont pas francophones ?
E. M. : Nous répondons à l’attente de ces marchés. Ils nous situent dans l’écosystème du « luxe à la française » Leur attente est forte et nous avons testé un vrai potentiel de croissance. Nous sommes bien identifiés comme des marques françaises de qualité. Cela porte notre développement.

 

Vous avez, comme tous, dû vous adapter à la période de Covid. Quels ont été les principaux enjeux et les conséquences ?
E. M. : Cela a été un sacré défi pour nous. En mars 2020 nous avons dû fermer tous nos magasins, soit 1 million de mètres carrés. Nous avons basculé 100 % de notre distribution sur le digital qui représentait alors seulement 19 % de nos ventes. La demande sur le canal du digital a explosé et nous avons eu des tensions réelles sur la logistique, l’approvisionnement, la gestion des délais de livraison. Nous avions aussi demandé à bénéficier du PGE (prêt garanti par l’État). Cela nous a permis de sécuriser notre cash-flow qui est essentiel dans notre activité.
Au final, un an après, nous l’avons totalement remboursé.

 

La chaîne logistique a-t-elle tenu ?
E. M. : Globalement oui, mais avec de fortes tensions. La Chine a arrêté d’exporter presque du jour au lendemain et il aura fallu 18 mois pour faire repartir la machine à plein régime. Les pénuries de composants se sont fait davantage ressentir en 2021. Nous avons connu des retards dus aux transports. Je voudrais citer le transport aérien où nos commandes ont souvent été déprogrammées à la dernière minute pour donner, logiquement, la priorité aux transports sanitaires commandés par l’État.

 

C’était évidemment normal et nécessaire et il a fallu s’adapter. Cela a-t-il impacté vos marges ou vos prix à la vente ?
E. M. : Assez peu, avec l’exception notable de l’électroménager, notre mix produit est assez peu sensible aux coûts de transports ou à la hausse du prix de matières premières et des composants électriques. L’inflation va évidemment toucher le pouvoir d’achat des consommateurs, mais l’impact sera je pense davantage visible cette année.

 

Vous pensez également aux effets de la guerre en Ukraine…
E. M. : Cela va certainement aggraver les choses, sur l’inflation à mon avis. Notre groupe lui n’est pas directement touché car nous n’avons pas d’activité en Europe de l’Est. Il peut y avoir cependant des problèmes dans l’acheminement de marchandises. Cela nous oblige à adapter notre chaîne d’approvisionnement.

 

En dépit de cet environnement incertain, vous avez clôturé une année aux résultats exceptionnels…
E. M. : Notre chiffre d’affaires a fortement progressé, tiré par une demande très forte. À mon sens nous ne sommes pas sortis de ce point de vue de la période Covid, c’est pourquoi je veux rester prudent pour 2022. En 2021 nous avons connu des périodes de confinement, un télétravail massif qui a favorisé les demandes d’équipement en bureautique, mais aussi de gaming, de livres ou même de cuisine, un cocktail très favorable pour nous.

 

Pouvez-vous nous donner les indicateurs clés de votre réussite en 2021 ?
E. M. : Pour la première fois nous franchissons la barre symbolique des 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Nous avons atteint les 500 000 abonnés à notre service réparation Darty Max. Nous avons dégagé un cash-flow positif de 170 millions d’euros ce qui est un critère très important pour une société cotée. Enfin, dans la réparation, nous avons remis en service 2,1 millions de produits. Cela vient de loin, il y a 40 ans nous lancions le « contrat de confiance » sur la durabilité de nos produits. C’est un axe clé de notre stratégie aujourd’hui.

 

En quoi la durabilité des produits est-elle importante pour vous ?
E. M. : C’est un enjeu de RSE essentiel. Pour avoir un impact sur l’environnement il faut principalement agir sur les produits eux-mêmes (la fabrication d’un produit représente 85 % de son bilan carbone, et seulement 15 % porte sur la livraison, le stockage…). Il est donc indispensable d’allonger la durée de vie des produits. Nous agissons sur trois leviers : sélectionner des produits fiables (et donc qui vont tomber moins en panne, donc durables), réparer ceux qui tombent en panne (et à titre d’exemple, nous gérons plus de 40 millions de références de pièces détachées), et enfin donner une seconde vie aux produits usagés mais toujours en bon état.

 

Quels sont vos axes d’amélioration ?
E. M. : Je suis un éternel insatisfait, je vous dirais donc qu’ils sont infinis. Pour être précis, le développement du digital est un objectif exigeant. Nous sommes passés de 19 % en 2019 à 26 % en 2021 avec un pic à 29 % au coeur de la pandémie (et du confinement). Dépasser les 30 % des ventes sur le digital est un objectif important pour moi. Dépasser également les 2 millions d’abonnés à notre service de réparation en est un autre.

 

Finalement vous voulez faire de votre groupe un concurrent local d’Amazon…
E. M. : Nous avons des différences, notamment sur les services, bien plus développés dans notre groupe. Nous avons notre concept d’omnicanalité qui nous donne un avantage certain sur le « dernier kilomètre », le plus sensible de la distribution. Quant à leur stratégie, elle est changeante.
Après avoir massivement investi dans le livre, ils se retirent de ce segment aux États-Unis. Nous regardons aussi une autre tendance qui est l’intégration locale. C’est pourquoi nous cherchons davantage à renforcer nos zones de présence qu’à en conquérir de nouvelles. Et nous avons sur ce terrain des concurrents solides comme Corte Inglés en Espagne. Évidemment la grande distribution est un autre concurrent sérieux pour nous. Leur politique de prix bas nous pousse vers le conseil, le service client, pour nous distinguer. Nous privilégions aussi « l’achat plaisir ».

 

Vous parlez d’omnicanalité qui est un terme difficile, vous pouvez nous en dire plus ?
E. M. : C’est un néologisme qui vient de l’anglais pour désigner une offre « multi canal ». Nous avons un avantage compétitif par rapport à nos concurrents qui est de pouvoir combiner notre offre en ligne et nos magasins pour retirer le produit acheté. Nous offrons un service de retrait dans l’heure dans Paris, ce qui est un vrai avantage. Vous savez que le dernier kilomètre de livraison est le plus difficile et le plus cher pour le distributeur. En proposant un retrait en magasin partout sur le territoire nous réduisons ce coût et les délais pour nos clients.

 

D’autres entreprises se lancent dans la production de contenus, comme Orange. Est-ce une réflexion pour vous également ?
E. M. : Ce n’est pas notre choix. Nous voulons tout d’abord rester indépendants vis-à-vis des contenus, c’est important pour assurer sereinement notre rôle de conseil. Dans ce sens, nous avons lancé en octobre L’Eclaireur Fnac, un site qui regroupe notre savoir-faire de prescription et décryptage de l’actualité culturelle et technologique.

 

Qu’est-ce que cela fait d’être le patron espagnol d’un grand groupe français ? 
E. M. : Je me vis d’abord comme le membre d’une famille qui m’a accueilli il y a 24 ans. Cela fait 10 ans que je suis en France mais j’ai travaillé pour mon groupe en Espagne, en Belgique, et même au Brésil. Il faut comprendre les codes de chaque pays et savoir en jouer. Pour autant je me méfie des caricatures et des généralités. L’identité de notre groupe est forte. Nos employés sont très fidèles. Aussi il est sans doute plus facile chez nous de passer d’un pays à l’autre.

 

Quels sont vos produits préférés que l’on trouve chez vous ?
E. M. : Je vous mentirais si je ne vous parlais pas du smartphone que je tiens à la main. Mais je suis avant tout un grand lecteur et un passionné de culture. Et concernant les best-sellers du 2021, je pense au livre « S’adapter » de Clara Dupont-Monod, le Goncourt des Lycéens 2021 (prix organisé par la Fnac depuis 34 ans), l’album Nonante-cinq d’Angèle et dans les produits techniques les AirPods.